Altrimenti est un centre culturel ouvert à tous. Un lieu de dialogue et de découverte interculturelle.

GUERRE ET DÉMENCE (SÉNILE)

Ukraine, agonie de l’Occident & co : ce dont nous avons besoin, c’est d’une géopolitique de la psychose

28 février 2022

FRANCO «BIFO» BERARDI

CHRONIQUE DE LA PSYCHODÉFLATION

Anéantir

Anéantir, le dernier livre de Houellebecq, est un volume de sept cents pages, mais la moitié suffirait. Ce n’est pas le meilleur de ses livres, mais la représentation la plus désespérée, à la fois résignée et furieuse, du déclin de la race dominante.

France profonde. Une famille se réunit autour du père octogénaire qui a subi une attaque cérébrale. Un coma interminable du vieux patriarche qui travaillait pour les services secrets. Son fils Paul, qui travaille également pour les services secrets mais aussi pour le ministère des finances, découvre qu’il est atteint d’un cancer en phase terminale pendant le coma interminable de son père. L’autre fils, Aurélien, le frère de Paul, se suicide, incapable d’affronter une vie dans laquelle il s’est toujours senti vaincu. Il ne reste que sa fille, Cécile, catholique intégriste, épouse d’un notaire fasciste qui a perdu son emploi, mais en trouve un nouveau dans les cercles de la droite lepéniste.

La maladie terminale est le thème de ce roman médiocre : l’agonie de la civilisation occidentale.

Ce n’est pas beau à voir, car l’esprit blanc ne se résigne pas à l’inéluctable. La réaction des vieux hommes blancs agonisants est tragique.

Le scénario dans lequel se déroule cette agonie est la France d’aujourd’hui, culturellement dévastée par quarante ans d’agression libérale, un pays fantôme dans lequel la lutte politique se déroule sur la place méphitique du nationalisme agressif, du racisme blanc, du ressentiment islamique et du fondamentalisme économique.

Mais le scénario est aussi celui du monde post-global, menacé par le délire sénile de la culture dominante mais en déclin : blanche, chrétienne, impérialiste.

Guerre | Agonie | Suicide

À la frontière orientale de l’Europe, deux vieux hommes blancs jouent un jeu dans lequel aucun d’entre eux ne peut se retirer.

Le vieil Américain blanc vient de subir la plus humiliante et tragique des défaites. Pire que Saigon, Kaboul reste dans l’imaginaire mondial comme le signe du marasme mental de la race dominante.

Le vieux Russe blanc sait que son pouvoir repose sur une promesse nationaliste : il s’agit de venger l’honneur bafoué de la Sainte Mère Russie.

Celui qui recule perd tout.

On sait que Poutine est un nazi depuis qu’il a terminé la guerre en Tchétchénie par l’extermination.

Mais c’était un nazi apprécié par le président américain, qui l’a regardé dans les yeux et lui a dit qu’il savait qu’il était sincère.

Les banques britanniques, qui regorgent de roubles volés par les amis de Poutine après le démantèlement des structures publiques héritées de l’Union soviétique, l’ont également beaucoup apprécié.

Les hiérarques russes et anglo-américains étaient des amis chers lorsqu’il s’agissait de détruire la civilisation sociale, l’héritage du mouvement ouvrier et communiste.

Mais l’amitié entre assassins ne dure pas. Car à quoi aurait servi l’OTAN si la paix avait été établie ? Et où seraient passés les immenses profits des entreprises produisant des armes de destruction massive ?

L’expansion de l’OTAN a servi à renouveler une hostilité à laquelle le capitalisme ne pouvait renoncer.

Il n’y a pas d’explication rationnelle à la guerre ukrainienne, car elle est l’aboutissement d’une crise psychotique du cerveau blanc.

Quelle est la rationalité de l’expansion de l’OTAN qui arme les nazis polonais, baltes et ukrainiens contre le nazisme russe ?

En retour, Biden a obtenu le résultat le plus redouté par les stratèges américains : il a poussé la Russie et la Chine dans une étreinte que Nixon avait réussi à briser il y a cinquante ans.

Ainsi, pour nous orienter dans la guerre imminente, nous n’avons pas besoin de géopolitique, mais de psychopathologie : peut-être avons-nous besoin d’une géopolitique de la psychose.

Car ce qui est en jeu, c’est le déclin politique, économique, démographique et finalement psychique de la civilisation blanche, qui ne peut accepter la perspective de l’épuisement, et préfère la destruction totale, le suicide, à la lente extinction de la domination blanche.

Ouest | Avenir | Déclin

La guerre d’Ukraine inaugure une course aux armements hystérique, une consolidation des frontières, un état de violence croissante : des démonstrations de force qui sont en fait un signe du marasme sénile dans lequel l’Occident est tombé.

Le 23 février 2022, alors que les troupes russes sont déjà entrées dans le Donbass, Trump, ancien président et candidat à la prochaine présidence, juge Poutine comme un génie du maintien de la paix. Il suggère que les États-Unis envoient une armée similaire à la frontière avec le Mexique.

Essayons de comprendre ce que veut dire l’obscène Trump. Quel noyau de vérité son délire contient-il ? Le concept même de l’Occident est en cause.

Mais qui est l’Occident ?

Si nous donnons au mot “Occident” une définition géographique, la Russie n’en fait pas partie. Mais si nous pensons au noyau anthropologique et historique de ce mot, alors la Russie est plus occidentale que n’importe quel autre Occident.

L’Ouest est le pays du déclin. Mais c’est aussi le pays de l’obsession de l’avenir. Et les deux ne font qu’un, car pour les organismes soumis à la deuxième loi de la thermodynamique, comme le sont les corps individuels et sociaux, avenir signifie déclin.

Nous sommes donc unis dans le futurisme et le déclin, c’est-à-dire dans le délire de l’omnipotence et de l’impuissance désespérée, nous, les Occidentaux de l’Ouest et les Occidentaux de la grande patrie russe.

Trump a le mérite de le dire sans langue de bois : nos ennemis ne sont pas les Russes, mais les peuples de l’hémisphère sud, que nous avons exploités pendant des siècles et qui prétendent aujourd’hui partager avec nous les richesses de la planète, et qui veulent émigrer sur nos terres. L’ennemi est la Chine, que nous avons humiliée, l’Afrique, que nous avons pillée. Pas la Russie très blanche qui fait partie du Grand Ouest.

La logique di Trump est fondée sur la suprématie de la race blanche dont la Russie est l’avant-poste extrême.

La logique de Biden, en revanche, est la défense du monde libre, qui serait alors le sien, né d’un génocide, de la déportation de millions d’esclaves et fondé sur un racisme systémique inéliminable.

Biden fait éclater le Grand Ouest au profit d’un Petit Ouest sans la Russie, destiné à se déchirer et à entraîner la planète entière dans son suicide.

Essayons de définir l’Occident comme la sphère d’une race dominante obsédée par l’avenir. Le temps est étiré en un élan expansif : croissance économique, accumulation, capitalisme. C’est précisément cette obsession du futur qui alimente la machine de domination : investissement du présent concret (de plaisir, de détente musculaire) dans une valeur future abstraite.

On pourrait peut-être dire, en reformulant un peu les fondements de l’analyse marxienne de la valeur, que la valeur d’échange est précisément cette accumulation du présent (le concret) dans des formes abstraites (comme la monnaie) qui pourront être échangées demain.

Cette fixation sur le futur n’est en rien un mode cognitif naturel de l’homme : la plupart des cultures humaines sont fondées sur une perception cyclique du temps, ou sur la dilatation insurmontable du présent.

Le futurisme est la transition vers la pleine conscience de soi, également esthétique, des cultures d’expansion. Mais les futurismes sont différents et, dans une certaine mesure, divergents.

L’obsession du futur a des implications différentes dans la sphère théologique-utopique propre à la culture russe, et dans la sphère techno-économique propre à la culture euro-américaine.

Le COSMISME de Fedorov et le FUTURISME de Majakovski ont une ampleur eschatologique qui fait défaut au fanatisme technocratique de Marinetti et à ses épigones américains comme Elon Musk.

C’est peut-être pour cela que c’est au tour de la Russie de mettre fin à l’histoire de l’Occident, et nous y voilà.

L’Occident a supprimé la mort parce qu’elle n’est pas compatible avec l’obsession de l’avenir.

Elle a supprimé la sénescence car elle n’est pas compatible avec l’expansion.

Le nazisme est partout.

Après le seuil de la pandémie, le nouveau paysage est la guerre qui oppose le nazisme au nazisme. Dans ses écrits des années 1960, Gunther Anders prédit que la charge nihiliste du nazisme n’a nullement été épuisée par la défaite d’Hitler, et qu’elle reviendra sur la scène mondiale à la suite de l’amplification de la puissance technique, qui provoque un sentiment d’humiliation de la volonté humaine, réduite à l’impuissance.

Nous voyons maintenant le nazisme réapparaître comme une forme psychopolitique du corps dément de la race blanche réagissant avec colère à son déclin imparable. Le chaos viral a créé les conditions nécessaires à la formation d’une infrastructure biopolitique mondiale, mais il a également accentué, jusqu’à la panique, la perception de l’ingouvernabilité de la prolifération chaotique de la matière qui perd son ordre, se désintègre et meurt.

L’Occident a supprimé la mort parce qu’elle n’est pas compatible avec l’obsession de l’avenir. Elle a supprimé la sénescence car elle n’est pas compatible avec l’expansion. Mais aujourd’hui, le vieillissement (démographique, culturel et même économique) des cultures dominantes du nord du monde se présente comme un spectre auquel la culture blanche ne peut même pas penser, et encore moins accepter.

Voilà donc le cerveau blanc (celui de Biden comme celui de Poutine) qui entre dans une crise furieuse de démence sénile. Le plus sauvage d’entre eux, Donald Trump, dit une vérité que personne ne veut entendre : Poutine est notre meilleur ami. Certes, c’est un tueur raciste, mais nous ne le sommes pas moins.

Biden représente la rage impuissante que les personnes âgées ressentent lorsqu’elles réalisent le déclin de leur force physique, de leur énergie mentale et de leur efficacité mentale. Maintenant que l’épuisement est avancé, l’extinction est la seule perspective rassurante.

L’humanité peut-elle être sauvée de la violence exterminatrice du cerveau dément de la civilisation occidentale, russe européenne et américaine à l’agonie ?

Quelle que soit l’évolution de l’invasion de l’Ukraine, qu’elle se transforme en une occupation permanente du territoire (peu probable) ou qu’elle se termine par un retrait des troupes russes après avoir achevé la destruction de l’appareil militaire que les Euro-Américains ont fourni à Kiev (probable), le conflit ne peut être résolu par la défaite de l’un ou l’autre des deux vieux patriarches. Ni l’un ni l’autre ne peut accepter de se retirer avant d’avoir gagné. Par conséquent, cette invasion semble ouvrir une phase de guerre qui tend à être mondiale (et tend à être nucléaire).

La question qui semble actuellement sans réponse concerne le monde non occidental, qui a subi pendant plusieurs siècles l’arrogance, la violence et l’exploitation des Européens, des Russes et enfin des Américains.

Une conférence sur l’émigration se tient à Florence et Marco Minniti y est invité comme conférencier, ce qui revient plus ou moins à inviter Adolf Hitler à donner une conférence sur la question juive.

Dans la guerre suicidaire que l’Occident a déclenchée contre l’Autre Occident, les premières victimes sont ceux qui ont subi le délire des deux Occident, ceux qui ne voudraient pas de guerre, mais qui doivent en subir les effets.

La guerre finale contre l’humanité a commencé.

La seule chose que nous pouvons faire est de la déserter, de transformer collectivement la peur en pensée, et de nous résigner à l’inévitable, car ce n’est qu’ainsi que l’imprévisible peut se produire : la paix, le plaisir, la vie.

Franco “Bifo” Berardi est un écrivain, un philosophe et un agitateur culturel.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

linkedin facebook pinterest youtube rss twitter instagram facebook-blank rss-blank linkedin-blank pinterest youtube twitter instagram